D’ex-détenu.e à universitaire, ou comment transformer la criminologie traditionnelle
Auteur·e·s
Eric Rivas-Canales
Publié le :
22 août 2024
La criminologie s’intéresse aux définitions du crime et aux comportements criminels. Plusieurs de ces théories se complètent ou s’opposent entre elles, une seule caractéristique les reliant toutes ou presque: elles sont ethnocentriques. Du haut de leur tour d’ivoire les criminologues posent un regard analytique sur ces sujets et élaborent des théories à appliquer ensuite aux criminel.les. Pourtant, si les théories féministes et les études afro-américaines sont façonnées par des femmes et des afro-américain.es, pourquoi ne pas permettre aux ex-détenu.es de partager leurs perspectives sur la criminologie? Voilà ce que veut la convict criminology. Voici une entrevue avec Grant Tietjen et Alison Rory Cox, universitaires américain.es de cette discipline.
Malgré nos avancées au cours des 25 dernières années, il reste du travail à faire. L’incarcération de masse se poursuit et le complexe industriel carcéral continue à nourrir le plus grand système carcéral mondial, celui des États-Unis.
Qu’est ce que la convict criminology ?
La convict criminology est une perspective académique et collective qui se concentre sur les détenu.es, les ex-détenu.es et les personnes affectées par le système carcéral, et ce, à l’intérieur des études criminologiques. C’est un courant novateur et relativement nouveau de recherche qui propose une alternative à la manière traditionnelle dont sont analysés et interprétés le crime et la justice pénale par les chercheur.se.s et les décideur.ses politiques. La plupart de ces acteur.ice.s (procureur.es, législateur.ices, juges) ont peu ou pas de contact avec le système correctionnel et ses victimes.
Combien de personnes regroupe-t-on dans ce courant académique ?
Nous estimons nos membres à environ 200 à travers le monde. Bien que le mouvement repose majoritairement sur une perspective anglophone, nous sommes aussi actifs au Canada, en Italie, en Argentine, au Brésil, en Australie et plus encore.
Comment les autres chercheurs et chercheuses en criminologie perçoivent la convict criminology ? Comment le mouvement assoit-elle sa légitimité ?
Selon mon expérience, il y a une perception générale de la part des autres criminologues selon laquelle la convict criminology ne peut pas être autant prise au sérieux que les autres perspectives. Bien que nous ayons fait d’énormes progrès dans la professionnalisation de notre discipline, nos membres ont toujours l’impression de devoir prouver quelque chose aux criminologues traditionnels. Dans le passé, des critiques ont été émises selon lesquelles notre discipline ne serait pas assez objective et que nos expériences vécues comme personnes affecté.es par le système carcéral se résumerait à de la recherche sur soi-même. Cette façon de penser s’apparente au fameux débat entre la méthodologie quantitative et qualitative.
Notre discipline assoie sa légitimité de la même façon que n’importe quelle autre discipline académique: en conduisant de la recherche solide, en recueillant et en analysant nos données à l’aide d’outils méthodologiques rigoureux et en rédigeant nos résultats en vue d’évaluations par les pairs.
Quels sont les défis auxquels font face les aspirants membres de ce courant académique ?
Malgré nos avancées au cours des 25 dernières années, il reste du travail à faire. L’incarcération de masse se poursuit et le complexe industriel carcéral continue à nourrir le plus grand système carcéral mondial, celui des États-Unis. Nous nous sommes récemment questionné.es sur le pouvoir des mots et l’usage du terme convict. Nous continuons nos discussions entre membres, car nous souhaitons utiliser un langage unique et inclusif. Certains ont suggéré l’usage de carceral criminology.
Notre discipline étant traditionnellement centrée sur les hommes, le temps est venu d’être plus inclusif envers les personnes racisé.e.s, LGBTQ+ ainsi que les personnes ayant été séparées de leurs proches en raison de l’incarcération. Notre collègue, Dre Jennifer M. Ortiz, nous rappelle que notre activisme doit aller au-delà des cercles universitaires afin de faire une réelle différence dans le monde.
Peu d’universitaires avec un passé criminel réussissent leur parcours d’études criminologiques. Les personnes qui réussissent vivent beaucoup d’instabilité durant leurs études, selon Grant Tietjen. En effet, nos membres ont tendance à vivre leurs études dans la peur du biais, la marginalisation et la délégitimation de leur travail par leurs pairs.
- Alison Rory Cox, MS, PhD, Université du Michigan, École de justice pénale.
L’idée que des ex-détenu.e puisse enseigner et contribuer à la criminologie peut sembler controversée pour les citoyen.ne.s moyen.ne.s. Cette préoccupation est-elle justifiée?
En effet, aux États-Unis, le stigmate social entourant la condamnation est difficile à surmonter. En tant que personne ayant été affectée par le système carcéral, j’affirme que nous devons continuellement revivre et réexpliquer notre parcours et notre passé criminel durant les interviews d’emplois, les demandes au logement et les demandes d’aide financière aux études. Pour transformer ce processus en expérience sociale positive, la société doit voir les impacts bénéfiques que peuvent avoir les enseignant.e.s envers les étudiant.e.s, la recherche et la société. J’encourage les personnes intéressées par notre discipline à lire notre corpus de recherche qui présente nos nombreuses contributions positives envers la criminologie, les études supérieures et la société en général. Nos contributions principales sont la création de réseaux de soutien académique pour les personnes affectées par le système carcéral et nos initiatives de mentorats et de bourses.
Pouvez-vous nous décrire une analyse unique à votre discipline qui a mené à un changement concret dans le système de justice criminelle ?
Je vous invite à visiter le site https://concrim.org/publications/ pour avoir accès à nos publications. J’aimerais souligner la diversité grandissante de nos méthodes d'analyse. Bien que nous utilisons nos expériences vécues comme des analyses à la première personne, comme l’auto-ethnographie, nous faisons aussi de l’analyse quantitative et de l’expansion théorique. Notre travail a le potentiel d’aider le développement de programmes et de mesures qui soutiennent l’accès aux études supérieures pour les détenu.e.s et les ex-détenu.e.s. Beaucoup d’éducateurs et éducatrices correctionnel.le.s soulignent que les personnes affectées par le système carcéral sont souvent des étudiant.e.s assidu.e.s, travaillant.e.s et dévoué.e.s. La recherche démontre que l’éducation supérieure réduit les risques de contacts futurs avec le système pénal. La convict criminology s’inscrit alors dans les changements progressistes des politiques d’enseignement supérieur.
La convict criminology cherche-t-elle à être en opposition ou en complément à la criminologie traditionnelle ?
Les avis divergent sur cette question, donc je parlerai en mon nom. Sans avoir de statistiques officielles, je dirais que la majorité de nos membres partagent des perspectives qui sont à l’opposé du statu quo en criminologie. Par exemple, certain.e.s collègues sont d’avis que le terme convict dans convict criminology est une forme de réappropriation du langage. Toutefois, les premiers écrits de la convict criminology décrivent le terme comme humanisant, l’interprétation du terme signifiant une personne ayant été condamnée pour un crime. Or, nos recherches et discussions démontrent que la plupart n’utilise pas les termes «condamné», «détenu», «criminel» ou «prisonnier». Ce sont des termes institutionnels et déshumanisants qui nous réduisent à un numéro. Je suis encore capable de réciter mon numéro de prisonnier, et ce, 20 ans après ma sortie de prison. Je ne l’oublierai fort probablement jamais. Les premiers membres faisaient à la fois de la réclamation de langage et de l’humanisation, et je respecte cela. Néanmoins, la plupart des personnes ont une interprétation négative du terme «détenu». Étonnamment, la critique envers notre discipline ne provient pas de nos pairs affectés par le système carcéral, mais bien de chercheur.se.s privilégié.e.s faisant partie de l’élite.
Les nouveaux.elles administrateur.rice.s de la convict criminology, que j’ai rejoint et que je supporte, pensent ceci :
« Nous n’allons pas changer le terme convict simplement pour ne pas incommoder le milieu universitaire dominant. Plutôt que de prendre cette voie facile, il faut changer le système de justice pénale pour qu’il ne soit pas oppressant envers les personnes marginalisées et le système d’éducation. Ce n’est pas à nous de changer et nous ne changerons pas. Ce sont plutôt les personnes en situation de privilège qui doivent changer. »
Nous n’écartons pas la possibilité de changer le nom dans le futur. Le langage évolue, tout comme les personnes, les normes culturelles et la société. Donc, au moment approprié, nous considérerons sérieusement un changement vers un langage différent plus inclusif. Voilà mon opinion. Elle est complexe et j’ai des sentiments partagés. Je garde une grande compassion et une grande reconnaissance envers les opinions des autres concernant l’usage du langage et comment iels désirent être nommé.es.
- Grant Tietjen, PhD, Université de Washington Tacoma.
À la suite de cet entretien, je saisis un peu mieux l’aspect intellectuellement fécond et vertigineux de la convict criminology. L’angle mort que souligne ce courant académique me laisse à la fois inquiet et optimiste. Avons-nous façonné la criminologie de la mauvaise façon depuis sa conception? La convict criminology marque elle le début d’une vraie recherche sur les aspects du crime? Malgré que cette discipline constitue une division officielle de la société américaine de criminologie depuis 1997, elle continue à être décrédibilisée à mon grand étonnement. Je souhaite bon courage à ses membres et un débat constructif, car, au final, c’est la société qui en bénéficiera.