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Cui bono? : plaidoyer pour la liberté de la presse étudiante

Auteur·e·s

Eugénie Godin

Publié le :

22 août 2024

Tout est encore frais dans ma mémoire comme si c’était hier. Après-midi printanier, au semestre d’hiver. J’approche la Pre Karazivan, pendant la pause, une liste de questions en main.

« Madame, j’ai quelque chose à vous demander, mais ce n’est pas en rapport avec le cours d’aujourd’hui. J’ai besoin d’écrire un projet de loi pour étouffer les médias locaux, et je veux que ce soit dans les barèmes constitutionnels actuels. »

« Madame, j’ai quelque chose à vous demander, mais ce n’est pas en rapport avec le cours d’aujourd’hui. J’ai besoin d’écrire un projet de loi pour étouffer les médias locaux, et je veux que ce soit dans les barèmes constitutionnels actuels. »


Elle me regarde, les yeux un peu écarquillés, pris de court. Bon, cela aurait été le moment où j’aurais dû lui préciser que c’était un exercice pour les Rouges du Parlement étudiant du Québec (PEQ) : étant une adepte de simulations diplomatiques et parlementaires, je prends un plaisir malsain à représenter des intérêts aux antipodes de mes convictions personnelles, ce n’est pas parce que j’ai envie de voir le monde brûler. Pour une raison qui m’échappe, je n’ai pourtant pas poussé l’explication. Je lui ai simplement posé mes questions que j’avais composées à tâtons, sans vraiment savoir comment m’y prendre pour attaquer le mastodonte qu’est l’intention de pulvériser la liberté de la presse locale. C’est ainsi qu’une fois orientée vers les ressources pertinentes (gracieuseté de ma professeure qui savait mieux que de me questionner davantage sur mes sinistres objectifs), j’ai tout de même réussi mon pari. Il m’était possible — et même facile! — de mettre en avant mon « projet de société ». Ça m’a fait peur.


Évidemment, hors du PEQ, ce que j’aurais réussi à faire est loin d’être souhaitable. Au moment d’écrire ces lignes, il va sans dire que nos institutions politiques ont besoin de souffler. Le déclin de la démocratie, à l’international, a de quoi nous donner des frissons dans le dos. Il semble arriver de tous les côtés: de slogans vides cherchant à effrayer jusqu’à la remise en question de l’indépendance judiciaire et de la science. En particulier, il se fait sentir dans le manque de liberté médiatique croissant.


À la suite des scandales comme Cambridge Analytica ou le blocage des médias canadiens sur Meta, il est primordial de se demander si, dans une ère numérique, il est possible de garder une démocratie saine. Les réseaux sociaux posent de grands problèmes aux médias et à l’accès à l’information pour les masses. Outre le coup bas de Meta, il existe sur plusieurs plateformes une résurgence féroce de la désinformation sous toutes ses formes — une désinformation contre laquelle les médias traditionnels indépendants sont souvent mal outillés, puisqu’ils sont bloqués sur le web, par leur ligne éditoriale et l’autocensure excessive ou en raison de plusieurs facteurs qui minent la confiance en leur expertise. Alors, comment protéger la presse de la tyrannie des GAFAM, elles qui, ne vous en déplaise, sont un des oligopoles de nos vies quotidiennes ? Comment devrions-nous l’appréhender au sein de communautés universitaires ? Surtout, cui bono ?


J’aborderai le tout en trois temps, soit sous un angle théorique en lien avec les institutions politiques dans un premier temps, les maux qui tourmentent nos journaux dans un deuxième, et finalement, les pistes de solutions en troisième.


Pour commencer, j’argumenterai que nous devrions nous pencher sur la question des médias, car sans médias libres la démocratie est impossible, et sans démocratie il n’y a pas de liberté. Pour Robert A. Dahl, politologue renommé, la démocratie requiert, de manière plus large, ce qu’il nomme la liberté d’information. Elle englobe les médias indépendants de l’État ou n’importe quelle autre élite (économique, sociale ou politique). Il faut des médias fiables qui relayent l’information aux électeurs qui pourront ainsi faire des choix éclairés (1). Cela va de pair avec la liberté d’expression de la population qui devrait être capable de s’exprimer politiquement sur les tribunes publiques (2). Il existe d’ailleurs un droit à l’information explicite dans la Charte québécoise (3).


Je dois vous avouer que l’idée que la liberté des tribunes journalistiques ne soit plus d’actualité pour bon nombre de médias œuvrant localement m’horripile au plus haut point. C’est parce que, de manière générale, une démocratie saine a un flux de médias diversifié et sûr, permettant une participation politique plus forte en nombre et plus sincère. Bien qu’il soit important de noter que la théorie de Dahl n’est pas censée être appliquée aux plus petits écosystèmes politiques (4), il reste possible de tracer certains parallèles avec différentes institutions au sein de la Faculté.


J’entre dans le deuxième pan de mon article, soit les problèmes rencontrés pour une démocratie universitaire saine, via une liberté de la presse étudiante réelle. Simplement, je crois qu’une partie de la faible participation politique est directement reliée à la liberté journalistique qui est menacée. Par exemple, notre gouvernement étudiant, à l’instar de celui d’autres facultés, peine à obtenir un taux de participation assez élevé pour établir le quorum abominablement bas. Après tout, jamais nous n’accepterions un quorum de 5% pour un vote général (5), 15% pour une levée de cours et 25% pour une grève (6) dans un environnement autre qu’une faculté universitaire, j’espère. Cela viendrait donc en partie, à mon avis, du fait que le Pigeon est restreint.


Pensez-y seulement deux secondes : le Pigeon, considéré comme un média par Meta, est bloqué de Facebook et Instagram — impossible de relayer nos articles via ces plateformes sans en changer l’hyperlien et se créer des comptes alternatifs. Notre moyen primaire de communication avec les étudiant.e.s de la Faculté reste nos éditions papier, et notre infolettre pour laquelle l’étudiant.e doit s’être inscrit.e. Qu’arrive-t-il lorsqu’un.e de nos chroniqueur.euse.s veut publier un article hors de la prochaine édition, concernant une crise imminente ou actuelle au cœur de la Faculté ? L’information devient cent fois plus difficile à faire circuler, les gens sont frustrés parce qu’elle n’est pas immédiatement accessible, et nous sommes privés d’une source alternative. Il ne faut donc pas s’étonner que le résultat soit, oui, un désintérêt de la population étudiante pour nos articles, mais aussi pour leur démocratie étudiante! Nous n’avons qu’à penser à l’assemblée spéciale d’avril dernier, annoncée à peine 48 heures à l’avance. Une liberté de la presse signifie aussi qu’elle doit bouger librement, réagir aux rebondissements politiques du démos en une symbiose particulière.


Au sein de la Faculté, le Pigeon agit comme un contre-pouvoir à l’AED et au CVSG — nous tenons d’ailleurs à maintenir notre indépendance. Il est aussi une tribune d’expression locale, concernant directement les étudiant.e.s. Malgré le fait que certains de nos articles portent sur des événements plus largement répandus, moult chroniqueur.euse.s se penchent sur les problèmes plus intrinsèques à la réalité étudiante, comme la pluralité excessive des comités ou des entrevues avec des figures de notre Faculté.


Les sceptiques de la pertinence du Pigeon seront confondus! À bas le flegme et l’indifférence chronique à l’égard de nos publications, nous prendrons d’assaut les GAFAM à tout prix pour asseoir notre plume à nouveau dans le paysage médiatique universitaire! Nous ne viserons peut-être pas les niveaux de participation du printemps 2012, mais, par tous les moyens, soyez assurés que nous chercherons à raviver la flamme politique au sein du corps étudiant. Chose certaine, nous devrons surmonter les blocages sur le web pour survivre et renaître tel qu’à l’avant-pandémie, grand défi de tous les journaux autour du monde, mais particulièrement au Canada. C’est franchement déplorable et totalement ubuesque que ce soit l’état des choses. N’empêche, cette réalité est encore plus cuisante pour les médias œuvrant à plus petite échelle (ici, de surcroît, bénévolement), étant très vulnérables économiquement et au niveau des effectifs.


Que nous décidions de honnir ou non ce qui constitue les embûches à notre liberté de la presse étudiante n’est pas le sujet du jour. Je ne tiens pas à déverser mon fiel sur ces entités. Je désirais simplement souligner, via cet article, via cette tribune qui m’est accessible, gratuite et adéquate, mon désir de renforcer notre liberté journalistique afin d’également aviver notre démocratie étudiante. Je ne le répéterai jamais assez : ce journal est à vous, pour vous, à nous les étudiant.es et à personne d’autre. Garder le Pigeon vivant et solide devrait être l’une de nos priorités, encore plus dans un moment où la polarisation est extrême, où nous sommes à l’aube d'événements politiques décisifs et où nous devrons choisir entre nous adapter pour prévaloir ou nous éteindre.


Maintenant, comment pouvons-nous contrer cette extinction, ensemble ? Aucune des prochaines propositions ne sera une panacée. Toutefois, il nous faut à mon avis appliquer ces conseils avec rigueur comme filet d’urgence. Premièrement, la façon la plus directe est de lire nos éditions. Partager nos éditions (physiques ou en ligne) est aussi un moyen de relayer l’information. Deuxièmement, vous impliquer au sein du Pigeon. Je vous invite, sans aucune retenue, à soumettre vos articles, vos poèmes, vos lettres ouvertes (bref, à soumettre!) pour nos éditions. C’est en vous impliquant dans la vie facultaire que nous pourrons établir une base solide sur laquelle continuer à se reconstruire. Troisièmement, je vous encourage fortement à voir ce qui se fait au sein des journaux d’autres facultés de droit. Vous inspirer de sujets abordés ne peut être que bénéfique lorsque nous faisons tous face à une crise similaire. Néanmoins, au-delà de tout, le dernier point est le plus capital : soyez à l’affût.


Soyez à l’affût de l’actualité, parce qu’il ne serait pas impossible que des mesures pour écraser les médias indépendants émergent. Je ne crois pas que nous soyons encore à ce point critique; il serait arrogant et alarmiste à la fois d’affirmer le contraire. Par contre, s’il advenait qu’un jour, nous fassions face à des mesures de ce type, il est certain que ce ne sera pas le fruit d’une étudiante qui est allée consulter sa professeure entre deux heures de cours pour une simulation parlementaire. Ce sera l’effort de personnages voulant réellement voir le monde brûler, Dahl soit maudit. Je ne peux qu’espérer qu’ils ne pourraient agir impunément et dans l’indolence — ou pire, sous les applaudissements — des masses.

(1) Robert A. DAHL, On Democracy, New Haven, Yale University Press, 1988, p. 85.

(2) Id., p. 86.

(3) Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12, art. 44.

(4) R. DAHL, préc., note 1,  p. 83.

(5) Règlements généraux de l’Association des étudiantes et étudiants en droit de l’Université de Montréal, Association des étudiantes et étudiants en droit (U. de M.) – A.E.D. Inc., entré en vigueur le 9 avril 2024, art. 19, en ligne : <https://www.aedmontreal.com/règlements-politiques>

(6) Id., art. 31.

Image: Norman Rockwell Museum Digital Collection

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