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Avons-nous le droit d’être des « personnes » ?

Auteur·e·s

Lina Boukrif

Publié le :

8 mars 2021

Faits


Emily F. Murphy, première femme magistrate du Commonwealth, souhaite être nommée au Sénat canadien et sa demande est rejetée. En vertu de l’article 24 de la Loi constitutionnelle de 1867 (1), seules des « personnes » peuvent être sélectionnées pour un tel poste et ce terme ne semble pas inclure les femmes.


Emily F. Murphy, accompagnée de quatre autres femmes, décide que la question ne doit pas s’arrêter là.  Henrietta Muir Edwards, vice-présidente du National Council of Women de l’Alberta, Nellie L. McClung, Louise C. McKinney et Irene Parlby, membres de l’Assemblée législative de l’Alberta depuis plusieurs années, préparent alors une pétition à l’endroit du gouvernement fédéral pour remédier à cette situation. En effet, en vertu de la Loi sur la Cour suprême (2), le gouvernement fédéral peut saisir la Cour suprême d’une question constitutionnelle dans la mesure où un certain nombre de citoyens en font la demande. Ainsi, on attribue aux cinq femmes ayant intenté cette demande le surnom de Famous Five (3).


En octobre 1927, le gouvernement fédéral décide de mettre de l’avant ces revendications et demande à la Cour suprême de statuer sur la question suivante :


« Le mot “personnes” de l’article 24 de l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique inclut-il les femmes ? »

Une loi mentionnant le mot « personnes » ne pourra désormais plus exclure les femmes de son champ d’application.

Historique des procédures


La Cour suprême du Canada, en août 1927, entend la cause. La majorité des juges estime que, non, le mot « personnes » n’inclut pas les femmes, comme celles-ci ne peuvent pas occuper de rôles dans la fonction publique en vertu de la common law. Pour ces juges, la Constitution se doit d’être interprétée selon l’intention du législateur au moment de sa rédaction, soit en 1867, et ce, même si le rôle des femmes dans la société a grandement évolué depuis. Dans leur esprit, sans législation explicite à cet effet, aucun changement ne devrait s’imposer.


Un des juges est parvenu à la même conclusion, mais pour des motifs différents. Selon lui, les femmes ne sont pas éligibles à occuper le poste de sénateur, car une analyse de la Loi constitutionnelle de 1867 permet de déterminer que le mot « personnes » n’inclut que le masculin.


Les Famous Five ont interjeté cet appel au Conseil privé de la Reine à Londres, car à cette époque, la Cour suprême du Canada ne correspondait pas à la dernière instance décisionnelle.


Décision


L’appel des Famous Five est accueilli. Le Conseil privé de la Reine renverse la décision de la Cour suprême en octobre 1929. Le mot « personnes » de l’art. 24 de la Loi constitutionnelle de 1867 inclut les femmes et celles-ci peuvent devenir membres du Sénat canadien.


Motifs


Pour la Chambre des Lords, l’exclusion des femmes de la fonction publique est une relique « of days more barbarous than ours ». De l’avis de Lord Sankey, la question à poser à ceux et celles qui se demandent pourquoi le mot « personnes » devrait inclure les femmes est plutôt évidente : pourquoi pas ?


En 1867, les femmes canadiennes ne pouvaient pas du tout occuper de fonctions politiques. Toutefois, ce n’était plus le cas à la fin des années 1920. La plupart des provinces permettaient aux femmes de voter et de se présenter aux élections de tout palier gouvernemental. Ainsi, la réalité sociopolitique de l’époque de l’adoption de la Constitution n’était pas la même que celle de l’époque de la demande d’Emily Murphy.


Lord Sankey ajoute qu’il ne croit pas juste d’appliquer de manière rigide à un Canada contemporain des décisions qui ont appliqué la loi dans des circonstances différentes, à des époques différentes, et dans des pays se trouvant à différents stades de développement.


Pour parvenir à cette conclusion, la Chambre développe la fameuse doctrine de l’arbre vivant selon laquelle la Constitution canadienne est un arbre vivant qui a la capacité d’évoluer. La Constitution se doit d’être interprétée de manière large et libérale en harmonie avec les valeurs de la société canadienne.


Impact de la décision sur l’avancement du droit des femmes


La décision R. c. Edwards rendue en octobre 1929 a permis à une première femme, Cairine Wilson, de siéger au Sénat canadien en 1930 (3).


Cette décision a donné le statut légal de « personnes » aux femmes, ce qui n’est pas dépourvu de conséquences. Une loi mentionnant le mot « personnes » ne pourra désormais plus exclure les femmes de son champ d’application. Des interprétations très étroites de la loi ne seront plus admissibles. Cette décision établit un nouveau concept selon lequel la Constitution est un arbre vivant : elle a la capacité de s’épandre et elle doit être interprétée de manière large (3).


De plus, le fait d’avoir plus de femmes au Sénat signifie un meilleur avancement des droits de la femme au Canada. La représentativité des femmes dans la sphère publique à elle seule apporte assurément de grands changements sociaux et politiques. Même s’il reste énormément de chemin à faire, ce sont ces petites victoires mises ensemble qui permettent un réel avancement vers l’égalité homme-femme.


80 ans après l’affaire « personnes », le Sénat a voté pour reconnaître les Famous Five comme étant des membres honoraires du Sénat canadien (3).


Commentaire


Lorsque l’on parle de luttes féministes, il est important de toujours avoir en tête le contexte sociohistorique qui nous a menés à aujourd’hui. C’est en quelque sorte un cadre d’analyse. Il est assez particulier de se dire qu’en 1930, on se questionnait à savoir si les femmes étaient des « personnes ». Réaliser que cette question trottait dans l’esprit des générations précédentes nous permet de mettre en perspective tout le chemin qui a été parcouru par les féministes. Moins de 100 ans après l’arrêt Edwards, notre réalité est tout autre.


Toutefois, ces acquis ne signifient pas que les luttes féministes sont achevées ou encore qu’elles n’aient plus lieu d’être. Il reste encore du chemin à faire. Le féminisme est tout aussi pertinent en 1930, lorsque l’on vient accorder le statut de « personnes » aux femmes, qu’en 2021 alors qu’on appréhende des sujets comme les violences sexuelles, le manque d’intersectionnalité et plus encore. Différents enjeux sont mis en lumière à différentes époques, et c’est cette évolution du féminisme, qui à mon sens, lui donne toute sa pertinence.

Sources citées

  1. Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.).

  2. Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S-26.

  3. Tabitha MARSHALL, David A. CRUCIKSHANK, «Affaire “personne”», Encyclopédie canadienne, 7 février 2006, en ligne : <https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/femmes-non-reconnues-civilement-affaire-des>, consulté le 28 février 2021.

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