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Aphorismes de la fin du monde

Auteur·e·s

Hugo Lefebvre

Publié le :

19 avril 2023

On oublie souvent que notre faculté de droit est un engin qui fonctionne selon ses propres mécanismes. On y retrouve des comportements et attitudes dont la normalisation peut paraître étrange aux nouveaux·elles étudiant·e·s ou à celles et ceux ayant suivi d’autres chemins avant de choisir le droit. En guise de dernier article, après trois ans à témoigner du fonctionnement de cette machine bien huilée en tant que journaliste étudiant, j’ai décidé de souligner quelques aspects de notre vie étudiante qui, encore aujourd’hui, me paraissent mériter réflexion et changements. Pour éviter toute ambiguïté, j’ai choisi d’exprimer ces critiques sociales par de courts essais polémiques qui se veulent aussi directs et concrets que possible.

Au-delà de leurs capacités académiques, les étudiantᐧeᐧs sont forcéᐧeᐧs de prendre part à des jeux sociaux pour réussir. Ceux-ci apprennent ainsi que, au-delà de l’intelligence et de l’effort, il faut apprendre à se frayer des chemins souterrains aux frontières de l’éthique pour réussir en droit, se réseauter une voie jusqu’à la réussite académique puis professionnelle. Soulignons l’ironie d’un tel climat dans un domaine censé rechercher la justice.

minima moralia.  Sur le plan académique, une des inégalités les plus alarmantes dans une faculté de droit est sans doute celle qui sépare ceux et celles qui détiennent des notes d’étudiant⋅e⋅s des années antérieures de celles et ceux qui n’en détiennent pas. Ce schisme est grandement sous-estimé par le corps enseignant et une partie de la communauté étudiante.  Dans de larges dossiers partagés au sein de groupes plus ou moins grands d’élèves, des dizaines de documents permettent d’économiser des centaines d’heures de travail académique, facilitant l’occupation d’un emploi pendant ses études et l’implication dans la vie étudiante. Certain⋅e⋅s étudiant⋅e⋅s parviennent ainsi à passer des sessions entières sans assister à leurs cours. D’autre part, ces informations sont souvent virtuellement essentielles pour certains cours entourés d’une opacité impertinente par leurs enseignants. Ils ouvrent la voie à une pléthore d'informations non seulement sur le contenu d’un cours, mais également sur les attentes d’un professeur et ses méthodes de correction. Évaluations normalisées obligent, c’est un véritable gouffre qui se crée dans certains cours. Cette réalité ajoute un aspect pervers aux études en droit qu’on ne peut véritablement blâmer sur aucune des parties concernées. Au-delà de leurs capacités académiques, les étudiantᐧeᐧs sont forcéᐧeᐧs de prendre part à des jeux sociaux pour réussir. Ceux-ci apprennent ainsi que, au-delà de l’intelligence et de l’effort, il faut apprendre à se frayer des chemins souterrains aux frontières de l’éthique pour réussir en droit, se réseauter une voie jusqu’à la réussite académique puis professionnelle. Soulignons l’ironie d’un tel climat dans un domaine censé rechercher la justice. Or, s’il est impossible d’enrayer ce phénomène, on ne peut que l’encadrer. Sans effort commun des étudiant⋅e⋅s pour démocratiser ces bases de données et vaincre l’opposition de la faculté à une telle démarche, qui mettrait en danger les modes d’évaluation débilitants quoique commodes auxquels sont soumis les étudiant·e·s, cette inégalité se perdurera immanquablement.

accélération. L’obsession des étudiant·e·s en droit avec la performance et la productivité fait oublier jusqu’à l’absurdité d’une commandite de boissons énergisantes dans une association étudiante visant le bien-être de ses membres. De même que pour l’absence de dissidence face aux guerres de commandites que se sont longtemps livrées Pepsi et Coca-cola dans les établissements d’enseignement de tous les niveaux, on trouve peu de personnes manifestant leur aversion pour cette situation. On ne remet pas publiquement en question que Guru prenne avantage d’une communauté étudiante obsédée avec l’optimisation de ses capacités d’étude pour fidéliser des jeunes adultes à des produits dangereux pour la santé. Cette année, cette boisson est même devenue un véhicule de socialisation pour l’association étudiante, une façon, guidée par une intention somme toute louable, de rendre les étudiant⋅e⋅s à l’aise de venir dans son local. L’augmentation de la distribution de cette boisson fut même une des promesses électorales principales du président actuel de l’association ainsi que de la future présidente. Devant cette apathie institutionnalisée qui guide la socialisation de la communauté étudiante, la logique du marché triomphe.


vie étudiante inc. D’aucuns seraient portés à croire que notre vie étudiante est présentement moribonde. Cette année, lors des élections générales, 5 des 9 postes à l’association étudiante ne furent convoités que par une personne. Il en fut de même pour 6 des 8 postes au Pigeon dissident. Sans opposition, seule une frange de personnes près de ces organisations en prend les reines, et les incitatifs au changement restent faibles. D’autre part, récemment, une fête de l’association étudiante a dû être annulée, car seule une fraction des billets nécessaires pour rentabiliser la soirée avait été vendue. On retrouve un manque de motivation similaire dans les processus d’application aux comités. La pandémie est sans nul doute la plus grande responsable de ce phénomène. Or, plutôt que de se reposer dans l’idée que la vie étudiante reprendra de l’essor avec la fin de la COVID-19, les membres de l’association étudiante et des comités ont aujourd’hui l’occasion de repenser nos façons de se rassembler et de développer des liens de solidarité. Depuis des décennies, une trop grande partie des événements organisés par l’association étudiante est axée vers la vie professionnelle, faisant régner l’angoisse de la course aux stages jusque dans des événements censés être ludiques, climat qui répugne  une grosse partie de notre communauté. En tout, c’est le tiers des revenus de l’association étudiante qui provient de commanditaires, la majorité venant de grands cabinets. Davantage d’espace devrait être donné aux initiatives non commanditées par et pour les étudiant⋅e⋅s, que ce soit des micro-ouverts au Café Acquis, des clubs de lecture, des compétitions sportives, des soirées jeu-questionnaire ou des karaokés. Et surtout - car de telles activités existent déjà à la faculté -, ces événements devraient être la norme plutôt que l’exception.


le brahman mis à nu. Lors d’une activité de groupe dans le cadre de la course aux stages, un avocat demande aux étudiant⋅e⋅s, singeant chacun⋅e à leur façon une fraternité pour dissimuler leur avidité pour l’emploi convoité, de discuter de leur film préféré. Une personne entame la marche des plus belles. Elle prétend ne pas aimer les films et préférer regarder des télé-réalités. Une autre discute d’une comédie romantique qui l’a apparemment marquée. Une troisième parle de son obsession pour une série quelconque de films d’action. Le tout prend les allures d’une troublante course effrénée vers le plus petit dénominateur commun. Il est difficile d’expliquer cet entrain des étudiant⋅e⋅s à signaler leur profond désintérêt pour l’art et la culture. C’est à en croire que la culture petite bourgeoise dont est imprégnée notre vie étudiante pousse non seulement à manifester ses traits de personnalité les plus valorisés dans l’industrie du droit, mais également à indiquer une soumission totale à la vie professionnelle, la disparition complète de l’esprit dans le système de production, laissant planer une sorte de vide culturel mondain. Ainsi, les références à la culture populaire américaine pleuvent. On se désole de voir un comité comme le Comité des arts, qui n’a de l’art que le nom, organiser un gala au thème de la télésérie à succès Gossip girl et servant surtout à se remémorer des potins qui n'intéressent qu’un groupe exclusif de personnes autour de l'association étudiante. Hors des habiletés nécessaires à exercer le droit, tout se doit d’être relatable, faisant régner une version décomplexée de ce que le philosophe Alain Deneault a appelé « médiocratie ». Faire acte de présence à l’opéra ou au Théâtre du Nouveau-Monde, certes, mais s’abstenir de trop approfondir ses pensées en public, de peur d’être classé comme un intellectuel. Lorsqu’il ne sert pas à signaler son statut social, l’art devient un pur bien de consommation, un anesthésiant permettant de se vider la tête afin d’être plus productif au travail le lendemain. La création artistique se voit ainsi amputée de toute vocation libératrice. On peut espérer que notre communauté étudiante développera un jour des organisations destinées aux événements par et pour les étudiant⋅e⋅s et servant à rassembler ces derniers autour de l’art.


méritocratie de fumée. Dans son dernier livre à succès, La Tyrannie du Mérite, le philosophe Michael Sandel aborde l’obsession de la société américaine avec la méritocratie, présentée comme grande justification aux inégalités : « Oui, la société est inégale, mais avec un peu d’effort tout le monde peut se rendre au sommet ». Il dédie un chapitre complet à la vie étudiante à l’université Harvard, détaillant comment les étudiants reproduisent les systèmes de compétition les ayant menés jusqu’à cette université dans leurs activités extracurriculaires. Comme il l’explique :

« L'instinct de tri et de compétition envahit la vie universitaire, où les étudiants reproduisent les rituels d'acceptation et de rejet. [Cette culture] illustre la transformation de l'université en formation de base pour une méritocratie compétitive, une éducation à la présentation de soi et à l’application à des postes. » (1)


On ne peut lire ces lignes sans penser au système de comités en place à la faculté de droit de l’Université de Montréal. Par ces processus et divers autres signaux sociaux implicites, les étudiant⋅e⋅s sont forcé⋅e⋅s d'assimiler des comportements institutionnalisés dans la vie étudiante et qui sont associés au succès dans l’industrie du droit. Cette course aux comités simule beaucoup d’éléments de la course aux stages et prépare ainsi les étudiant⋅e⋅s à cet événement dès leur entrée à la faculté tout en le normalisant comme zénith du droit. Plutôt que d’être encouragé à réfléchir et discuter de connaissances acquises en cours ou ailleurs, on apprend à réseauter et à devenir son propre agent de marketing. La vie étudiante est ainsi aux prises avec une culture toxique de compétition qui récompense le conformisme tout en créant un sentiment d’humiliation et de rejet chez ceux et celles qui ne peuvent trouver leur place. Les gagnants finissent par ressentir un sentiment de fierté, mais également d’identité implicite avec cette culture méritocratique, normalisant ainsi les aspects hiérarchiques omniprésents dans la vie juridique (2).


C’est sans doute en partie pour cette raison qu’on observe une telle effervescence de comités à la faculté. On compte plus d’une trentaine de tels regroupements dans l’association étudiante, et nombre d’entre eux sont complètement superflus, ou du moins ne méritent pas la mobilisation d’une équipe d’une demi-douzaine d’étudiant⋅e⋅s - mention spéciale aux VP Pigeon dissident qui n’écrivent pas dans le journal ou qui, lorsqu’il⋅elle⋅s le font, doivent y être forcé⋅e⋅s. Cependant, de nombreuses solutions existent aux multiples facettes de ce problème. Certains comités pourraient, par exemple, comporter des membres qui peuvent s’y impliquer librement et développer des initiatives, une idée déjà présentée par autrui dans ce journal. Ceci enlèverait l’aura de club privé qui entoure certains comités. L’association étudiante devrait également rendre plus difficile la création de nouveaux comités et créer un système de suppression ou de mise en dormance de comités « fossiles ». Finalement, de façon plus globale et pour me répéter, la communauté étudiante devrait développer des moyens de former des liens de solidarité alternatifs et loin des impératifs de la vie professionnelle.

Sources citées :


(1) Michael Sandel, The Tyranny of Merit

(2) Voir à ce sujet: Duncan Kennedy, Legal hierarchy

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