28 juillet
Auteur·e·s
Frédérique Bordeleau
Publié le :
22 août 2024
Je suis dans un bus depuis près de 6h. Je n’ai aucune idée du moment de mon arrivée, et ça me fait plaisir.
Coucher de soleil rouge.
Des silhouettes traversent les champs dégarnis: les gens rentrent chez eux.
Une couche de glace se forme sur quelques étangs,
Les places publiques grises, les robes des cholitas paraissent d’autant plus colorées.
Le cadavre d’une limousine est déposé sur le bord de la route.
Tout paraît lunaire.
La thèse soulevée par son auteure, Véronique Côté, explique que la poésie n’est pas composée que de mots: il s’agit de la Beauté que notre esprit arrive parfois à ressentir et qui, pour être partagée, dégustée à plusieurs, est transcrite grâce au langage.
Depuis deux semaines, j’erre en Bolivie. Je me promène dans les rues ô combien chaotiques de La Paz. Je m’arrête au milieu des trottoirs de la capitale, question de reprendre mon souffle (3800 mètres au-dessus du niveau de la mer, ça rentre dedans). J’observe les centaines de fils électriques qui pendouillent dans les rues. Une pensée intrusive d’en toucher un, juste pour voir, m’assaille. Hier, je suis partie en expédition. L’objectif : Chacaltaya. Un sommet de la cordillère Royale des Andes dominant l’Altiplano bolivien de ses quelque 5 395 mètres de hauteur. Je me dis qu’à mon retour, je courrai cette distance, mais horizontalement. L’altitude me monte à la tête. Toute mon énergie est destinée à mettre un pied devant l’autre. Je marche lentement. Je lève les yeux et mon regard rencontre les montagnes m’entourant. Je le laisse flâner le long de leurs flancs, de leurs arêtes enneigées. Ma tête divague, mais je la laisse faire. Je souris.
Ce jour-là, en rentrant vers la capitale, le minivan assurant notre déplacement rend l’âme. Tout le monde sort (une famille vénézuélienne, un couple d’Autrichiens, le guide et nous). On marche sur le chemin de terre et de roches vers le village le plus proche. Notre guide trouve un bus qui nous ramènera au cœur de La Paz. On embarque. Celui-ci suit les routes sinueuses et alambiquées de la métropole, faisant de nombreux détours. On admire le paysage, on finit par retrouver la ville. C’est aussi simple que ça. Personne ne s’insurge, ne demande à être partiellement ou totalement remboursé pour l’imprévu. Il est 18h et, même s’il est deux heures de plus que ce qui nous avait été promis sur Whatsapp, tout le monde est serein. On se laisse aller au rythme du chaos organisé qui berce cette ville, ce pays.
De retour dans mon bus dont le trajet me semble interminable, je pense, à La Vie habitable, un essai sur « la poésie en tant que combustible et désobéissances nécessaires ». La thèse soulevée par son auteure, Véronique Côté, explique que la poésie n’est pas composée que de mots : il s’agit de la Beauté que notre esprit arrive parfois à ressentir et qui, pour être partagée, dégustée à plusieurs, est transcrite grâce au langage. Ainsi, la poésie est partout, il suffit d’ouvrir l’œil, d’y être sensible. Elle ne peut cependant pas être découverte dans un environnement contrôlé et conformant, à moins d’un effort conscient et constant pour maintenir sa tête en dehors de cette eau stagnante. La poésie a besoin d’air, d’espace pour prendre un pas de recul, apprécier ce qui nous entoure.
J’aime associer la curiosité à la poésie. Tous deux désignent une aptitude à garder l'œil ouvert, à s’émerveiller devant de nouvelles choses. Cette capacité, bien qu’elle puisse venir plus naturellement à certaines personnes, n’est pas donnée: elle se construit dans la rigueur et la flânerie. En effet, comment créer quelque chose si l’on ne prend jamais le temps de regarder ce qui se passe autour de nous, d’y réfléchir ? L’art de flâner est ainsi capital pour l’avènement d’une vision du monde qui soit critique et nuancée : la personne qui flâne est détective, journaliste. Elle est au courant de tous les petits détails qui échappent aux gens, a pris le temps d’observer des réalités sous divers angles.
C’est cette culture d’émerveillement, de découverte qu’il nous faut développer et valoriser à la fac. Pour profiter au maximum du privilège d’accéder aux études supérieures, il faut cultiver sa curiosité, son indépendance d’esprit, sa flexibilité intellectuelle. Se laisser le droit de flâner. Ainsi, c’est dans cet ordre d’esprit de flânage et de découverte que je me souhaite et que je vous souhaite d’entamer cette année à la fac. Se laisser porter par les gens, les idées qui piquent la curiosité. Errer pour développer son esprit critique de la même manière que si nous étions des touristes nouvellement arrivés dans une ville complexe et fascinante. Prendre le temps d’apprécier, d’examiner chaque connaissance avant de la ranger à sa juste place dans notre tête. Prendre le temps d’approfondir celles qui nous semblent prometteuses. Oser s’intéresser réellement à ce que nous apprenons, pousser nos professeurs à aller plus loin. Remettre en question avec eux ce qui nous est présenté en classe, replacer le droit dans la société, lire autre chose que les codes, des jugements et quelques livres de doctrine. Prendre le temps d’en discuter, d’éprouver les théories qui y sont présentées.
Dans notre monde mû par des valeurs productivistes, flâner constitue l’acte de dissidence ultime. Ainsi, lisez, prenez part à un club de lecture, écrivez, faites-nous part de vos réflexions et observations question que nous puissions flâner ensemble. Et puis, si jamais vous cherchez un endroit où flâner à la fac, arrêtez-vous au Pigeon: il nous fera plaisir d’explorer avec vous les pensées qui vous habitent.
À la revoyure!