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« Moi aussi, j’ai toujours raison ! »

Auteur·e·s

Antoine Grammond Milette

Publié le :

18 janvier 2021

Au Québec, il serait surprenant d’entendre quelqu’un dire que la liberté d’expression est intrinsèquement mauvaise. La plupart de ses détracteurs s’insurgent plutôt contre les abus qui en résultent.  On s’attaque à ses limites, et non pas à sa raison d’être. L’adage « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres » reflète adéquatement la nature de la relation que nous avons développée face à la liberté d’expression.


À vrai dire, ce raisonnement est tout à fait normal. Il est représentatif de l’idéologie libérale prépondérante dans la civilisation occidentale. Je te respecte, tu ME respectes… Je te laisse tranquille, tu ME laisses tranquille. L’individu est roi, et ses libertés doivent être à la hauteur de nos idéaux : intouchables. Mais est-ce cela, vivre en société? S’assurer de bien définir les frontières entre soi et autrui. Un contrat social où le plus petit dénominateur commun est l’individu.


On envisage souvent la liberté d’expression à partir du point de vue individuel. Il est plus rare de la voir sous son angle inverse : celui de la société. Parallèlement, la notion d’obligation envers notre collectivité a graduellement été évacuée du discours ambiant. Pourquoi devrais-je faire quelque chose pour des personnes que je ne connais pas ? Qu’est-ce que j’en retirerais ? Et surtout, la collectivité, elle, n’a rien fait pour MOI.

Il en résulte une vision manichéenne du monde et un refus du dialogue.

Pourtant, nous demeurons des êtres relationnels qui vivent au travers du regard et des actions des autres. Directement ou indirectement, nous sommes forcés d’interagir entre nous. La race humaine est grégaire; la formation de nombreuses cultures autour du globe en témoigne. Et oui, cela occasionne malheureusement des étincelles, des flammèches, des coups de feu, des bombes nucléaires…


Avez-vous déjà joué au souque à la corde? C’est, pour moi, la comparaison la plus simple pour décrire la dynamique sociétale. Chaque équipe tire sur son bout dans l’espoir de faire passer le nœud central dans son camp. Le nœud, c’est la vérité à propos de l’agir moral. Maintenant, imaginez une multitude d’équipes possédant chacune son bout de corde.


Spoiler alert : toutes pensent avoir raison. Le domaine de la psychologie de la morale nous a appris que l’on est génétiquement et socialement programmé pour défendre notre idéologie et nos intérêts personnels. Que nous soyons de gauche ou de droite, nous restons tous victimes de cet aveuglement.  Sous cet angle individualiste, la liberté d’expression est nécessairement perçue comme un outil dont l’usage qu’en fait autrui ne doit assurément pas être fait à nos dépens. Dans la société, ces différents groupes idéologiques n’ont bien sûr pas les mêmes moyens. Conséquemment, dans notre jeu, certaines équipes disposent de plus de coéquipiers. Parfois, les gens changent même d’équipe.


Ensuite, pour les besoins de l’exercice, admettons que nous sommes les arbitres de ce jeu. Le nom des équipes et leurs motivations ne nous importent pas et ne devraient pas nous importer. Le fantôme de vos cours de philo du cégep s’agite-t-il devant vous au nom John Rawls ? Je l’avoue, je m’inspire en partie de son concept de la position originelle pour justifier mon raisonnement. Toutefois, l’élément essentiel de mon exemple réside dans la symbolique de la corde. Elle représente le dialogue. Non, les équipes ne se battent pas avec le dialogue. En fait, c’est plutôt ce qui les lie, et la liberté d’expression est une composante de cette corde. Elle est l’une de ses fibres principales.


Depuis quelques décennies, nous avons pu constater une croissance de la polarisation des idéologies politiques, sociales, etc. Il en résulte une vision manichéenne du monde et un refus du dialogue. Le cas des États-Unis démontre bien ce schisme social et surtout la difficulté à entrer en dialogue avec le parti politique adverse, autant chez les démocrates que chez les républicains. Moins on est exposé à une idéologie étrangère, plus il y a de chances que les deux bords aient recours à la violence pour résoudre leurs différends. À petite ou à grande échelle.


Ainsi, dans notre comparaison avec le jeu du souque à la corde, la situation se résumerait à ceci : la corde casse d’elle-même à cause d’une faiblesse interne ou, pire encore, une des équipes la coupe volontairement. Les équipes se retrouvent ainsi chacune de leur bord et s’exclament toutes avoir gagné; elles disent toutes avoir raison. Mais il ne peut y avoir qu’un seul vainqueur à ce jeu. Les participants en viennent à se battre… Il n’y a plus de « société » ; juste plusieurs groupes. Ce qui est ironique, c’est que parmi les membres de ces groupes, il y a un autre jeu de souque à la corde qui existe. Une poupée matriochka infiniment divisible si vous voulez. (Pardonnez le moment inception s.v.p.)


Ma proposition est la suivante : mieux vaut jouer le jeu de la société que de finir avec une myriade de solitudes qui se haïssent mutuellement. Et, pour ce qui est de la liberté d’expression, personnellement, je ne me mettrais pas à scier la corde. En dehors de toutes idéologies, elle est fonctionnellement nécessaire à notre coexistence. Contrairement à John Stuart Mills, je ne défends pas la liberté d’expression en vue de l’atteinte d’une quelconque vérité. Celle-ci n’est qu’un leurre. Je défends plutôt sa fonction sociétale; sa capacité à nous lier.


Oui, on a décrié l’usage que des individus ont fait de la liberté d’expression et présenté les préjudices que les victimes en ont subis. Je ne nie aucunement les détails de ces situations individuelles.


Mais l’angle individuel n’a jamais été la visée de cette analyse.


J’irais même plus loin. À la place de nous demander ce que la liberté d’expression a à nous offrir, demandons-nous plutôt ce que nous avons à offrir à la liberté d’expression. Pour communiquer, il faut avant tout écouter… Or, écouter, c’est bien souvent faire fi de soi. Je vous offre donc cet adage un peu cucu : « les obligations des uns se joignent aux obligations des autres » et le revers de la liberté d’expression : l’obligation d’écouter.

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