Étrangeté, étrange été
Auteur·e·s
Ophélie Vincent
Publié le :
1 août 2020
C’est avec une répulsion captivante et un crescendo d’impression de familiarité que j’ai lu La Métamorphose cet été. Bien franchement, un peu plus graphiquement que nécessaire à mon goût, Kafka démontre à travers son œuvre que l’être humain détient la faculté de s'accommoder, de se subordonner aux situations les plus déstabilisantes et incongrues, peu importe qu’elle soit motivée par son instinct de survie ou par pure lassitude. Hors de l’imaginaire éclectique kafkaesque, il est difficilement concevable qu’un être humain parvienne à se convaincre aussi passivement que Gregor Samsa, le protagoniste, d’accepter le sens et l’évidence de sa métamorphose soudaine d’être humain à être coquerelle. Mais aussi farfelu que cela puisse sembler, cette extrapolation n’est peut-être pas si lointaine et déconnectée de la réalité, si aujourd’hui, l’être humain réussit à s’habituer à la distanciation sociale, à se convaincre que c’est ce que prescrit la normalité du moment.
Et tranquillement, nous finirons peut-être cet été submergés dans une tout autre conception de ce qui est « normal ». Ou peut-être pas. Heureusement pour nous tous, la normalité est un paradigme volatile, un paramètre ajustable, un gradateur englué qui finit toujours par se laisser manipuler (à force d’un peu de tonus musculaire quand même). Au-delà du chœur tonitruant des remaniements ministériels et des réformes du Parlement, de la Santé, de l’Éducation, de la Justice, et du financement de la construction, s’élève en soliste une révolution singulière qui relie toutes les autres. En cette ère du plexiglas et des commerces à sens unique, au sein de notre Institution du Social, tout est à réapprendre, à réapprivoiser. Nous sommes plongés dans un inconnu presque absurde auquel il est attendu que l’on s’adapte sans trop se questionner.
Un peu comme une adolescence déclenchée en simultané à travers la communauté québécoise, nous vivons ensemble une transition inconfortable et aux allures par endroits disproportionnées. Et pour le moment, dans l’attente espérée, ou pas, de l’installation pour de bon de ce sentiment de normalité, nous vivons tous en cœur une perte de repères qui saupoudre nos interactions sociales tantôt d’une pincée, tantôt d’une pelletée de sentiment d’étrangeté. C’est étrange de devoir tout réapprendre sans crier gare, surtout sous une contrainte à la fois si bénigne et ravageuse qu’un virus pandémique. Les lieux, les actes, les gens n’ont pas changé. Leur essence non plus. C’est notre façon de les percevoir qui vacille. D'où le sentiment d’étrangeté. Du jour au lendemain, nous avons accepté en communion aveugle d’entamer la restructuration de nos réflexes et de nos instincts d’animal social pour laisser place au règne du calcul de risques. En cette phase transitoire d’absorption intensive d’information, face au connu, au maîtrisé, au confortable, nous sommes désormais pris au dépourvu, tiraillés entre nos acquis d’avant et ceux qui nous sauveront collectivement.
Chaque geste que l’on pose dans les espaces publics a maintenant une lourdeur qu’il est difficile d’évaluer justement et qu’il est tellement facile d’angoisser disproportionnément.
L’essence de ce sentiment d’étrangeté tel que défini par Sigmund Freud en 1919 dans son essai L’inquiétante étrangeté s’exprime dans les moments où les sphères normalement distinctes et assez clairement définies du familier et de l’inconnu se côtoient et s’entremêlent. Suivant une approche plutôt axée sur le fait qu’il n’y a pas réellement de connu ou d’inconnu, mais plutôt de l’extrinsèque et de l’intrinsèque, selon Jacques Lacan, il est plutôt question des relations de connexité sporadiques entre l’intime et l’extime. Ces deux manières d’envisager le sentiment d’étrangeté le définissent toutes deux de façon similaire. Il s’agit du mal-être et de la vulnérabilité ressentis lors d’instants où nous frappe la réalisation soudaine que le familier qui s’érige devant est, ou devient, complètement allogène et étrangère à notre expérience, bien que nous soyons parfaitement capables de le reconnaître et de le nommer. De ces instants de confusion émerge à la fois une angoisse existentielle ainsi qu’une perte de repères, et surtout de contrôle. C’est à ce moment que l’on comprend qu’il nous faut nous adapter pour retrouver notre confort. C’est à ce moment que l’on comprend que l’on n’est plus à jour, que le cycle continu entre l’étrangeté et la familiarité s’est écoulé plus vite que nos yeux, nos oreilles ou nos nez n’ont pu le capter, que nos mains ou nos bouches n’ont pu tenter de l’arrêter.
Et c’est ainsi que le simple fait d’aller à l’épicerie devint un acte d’héroïsme, de sacrifice, de don de soi. Pas mal révolue la sortie banale du quotidien, l’excursion bucolique parsemée de dégustation en dégustation, et surtout, fini le romantisme des espoirs d’idylles entre l’étalage des morceaux de fruits tropicaux suremballés et des micropousses bio. Désormais, plus rien en tête que d’y respecter les sens uniques tout en s’appliquant à se restreindre contre tous ses instincts de palper les fruits et légumes. Chaque geste que l’on pose dans les espaces publics a maintenant une lourdeur qu’il est difficile d’évaluer justement et qu’il est tellement facile d’angoisser disproportionnément. Alors nous développons une foule de réflexes étranges et contre nature pour arriver à reprendre contrôle sur ce sentiment d’étrangeté qui nous envahit. Comme essayer de s’habituer à la distance physique en ravalant ce petit « eh » déçu, en surpassant ce petit pincement au cœur d’être obligé de créer du vide, de ne pas pouvoir serrer ceux qu’on aime dans nos bras et d’essayer vraiment du plus fort que l’on peut de reconnaître la vertu des poignées de coudes jusqu’à ce qu’elles deviennent quasi-naturelles. Aussi comme devoir planifier, calculer méticuleusement tout changement de côté de trottoir des mètres en avance pour être certain de ne jamais au grand jamais finir confronté au moindre subreptice face à face. Et s’habituer au sentiment d’extraterrestre étouffé qui accompagne le port du masque. Et s’habituer à essayer de s’imaginer que derrière leurs masques, les gens font tous d’immenses sourires ou bien des grimaces pas possibles, histoire de s'auto-divertir et de faire passer le plus vite possible l’anxiété d’être brièvement hors de sa tanière, de se convaincre que tout va bien aller. Et c’est grâce à ça qu’en quelque sorte, on survit. Ou du moins qu’on garde le moral.
Franchement, je souhaite que cette méfiance, que cette distance tendue ne soit la norme que pour le temps de la pandémie et pas une miette de plus. On entend partout que rien ne sera plus jamais comme avant, et je conçois très bien que ce sera vrai dans la plupart des sphères. Mais dans la dimension sociale, j’espère que nos réflexes d’avant ne prendront pas trop de temps à se réapproprier le tapis rouge, à se sentir valides à de nouveau. J’ai vraiment hâte que le monde qui s’aime puisse à nouveau se serrer dans leurs bras sans voir jaillir la moindre microgouttelette d’hésitation dans le derrière de la tête. Et en attendant, on peut tous s'auto-administrer un retentissant et sincère « high-five » pour se féliciter de s’habituer à ces éclosions d’étrangetés et surtout de garder les coudes si serrés (et loin à la fois) au cœur de cet étrange été. Grâce à ça, nous serons en mesure de surmonter le reste de cette tempête qui nous foudroie de tous bords.