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Écrire la révolution

Auteur·e·s

Gabrielle Simoneau

Publié le :

13 décembre 2022

Mi-novembre, tous les yeux se sont tournés vers Charm el-Cheikh, ville hôte de la COP 27. Le défilé d’hommes et de femmes d’État, d'activistes et, plus scandaleusement, de représentant·e·s de l’industrie pétrolière et gazière enflamme les débats à l’ombre des palmiers. Cet événement réussit presque à faire oublier que la ville fut l’oasis de Moubarak lors de la révolution égyptienne de 2011, qu’il a réprimé dans le sang de la jeunesse égyptienne(1).

Un tel contexte rappelle l’importance d’écrire, de décrire les révolutions, sous peine que les violences terribles vécues par des peuples animés d’un esprit de renouveau ne soient effacées par les mêmes mains qui les ont gazés, mutilés et tués.

À Bali, où a eu lieu la dernière conférence du G20, les dirigeant·e·s occidentaux·ales se préparaient au grand retour du président Xi Jingping sur la scène internationale et à faire les courbettes nécessaires pour maintenir des liens commerciaux harmonieux(2) - malgré les violations horripilantes des droits humains sur le continent, la volonté à peine voilée de mettre la main sur Taïwan et l’abolition pratique du principe « un pays, deux systèmes » à Hong Kong en 2020.


Un tel contexte rappelle l’importance d’écrire, de décrire les révolutions, sous peine que les violences terribles vécues par des peuples animés d’un esprit de renouveau ne soient effacées par les mêmes mains qui les ont gazés, mutilés et tués. Heureusement, les soulèvements obscurcis par les sommets de Charm el-Cheikh et de Bali ont été immortalisés par l’écriture, bien que dans des modes différents.


L’un des plus fameux écrivains du monde arabe, Alaa El Aswany, a choisi les libertés de la fiction pour immortaliser la révolution égyptienne dans le touchant J’ai couru vers le Nil. Le roman n’est pas ici un moyen de se projeter dans des événements que l’auteur ne peut avoir vécus - El Aswany a activement participé au Printemps arabe, notamment en fondant le mouvement Kifaya (Ça suffit)(3). Publié au Liban en 2011, J’ai couru vers le Nil est banni dans le monde arabe, sauf en Tunisie, au Liban et au Maroc (où je me suis d’ailleurs procuré ma copie). Signe des résultats décevants de la révolution, El Aswany, exilé aux États-Unis, est poursuivi par le régime actuel de al-Sissi pour insultes envers le président et les forces de l’ordre dans le roman et dans ses écrits postérieurs.


Louisa Lim, quant à elle, a choisi un style entre le documentaire et l'autobiographie pour le récent Indelible City: Dispossession and Defiance in Hong Kong. Elle y décrit l’étau toujours plus serré de la Chine sur le système politique et la culture de son île natale de Hong Kong avec la précision et le tranchant de sa plume de journaliste de la BBC. Bien que la narration nous limite à la psyché de Lim, son statut de citoyenne britannique et chinoise ayant grandi sur l’île permet d’extrapoler ses questionnements identitaires à la population de Hong Kong au sens plus large.


À l’opposé, la multiplication des personnages de J’ai couru vers le Nil nous permet d’être témoins de la naissance de l’esprit révolutionnaire au sein de personnages ayant des sensibilités et des historiques différents. Pour l’une des personnages, l’élément déclencheur sera le brassage des idées à l’université. Pour l’autre, ce sera la perte d’un amant aux mains du régime, alors qu’ils aidaient les blessé·e·s. Pour un dernier, ce sera la simple proximité avec les chants de la place Tahrir.


Louisa Lim, elle, entame son récit avec ce moment charnière où elle a quitté l’obsession journalistique pour l’objectivité afin de peindre des banderoles anti-régime. Comme elle nous fait naviguer dans son expérience vécue, on ne peut que deviner de l’extérieur les raisons individuelles des hommes et des femmes qui manifesteront dans la rue et écriront leurs récriminations sur les murs de l’île. Pourtant, Lim passe un temps substantiel à tenter de comprendre les motivations du Roi de Kowloon, un artiste énigmatique défiant les régimes impérialistes depuis des décennies et reconnaissable à ses caractères défiant les normes établies. Son œuvre, en envahissant l’espace public de l’île, a inspiré l’esprit de résistance des Hongkongais·es, « l’esprit du lion », en réaffirmant leur histoire commune antérieure à la colonisation britannique ou chinoise continentale. Maintenant décédé, la disparition de ses sinogrammes de l’espace public est un autre symptôme du glissement des libertés publiques, un rappel persistant que la dissidence ne peut plus se faire en public.


Les deux œuvres réussissent à décrire une défaite, la perte d’un rêve. Un est plus vieux - Hong Kong fut une terre d’accueil pour les exilé·e·s politiques du continent, qui quittent maintenant pour Taïwan, parfois dans des conditions extrêmement précaires. Louisa Lim elle-même vendra son appartement, convaincue qu’elle ne pourra plus vivre et habiter sa terre natale en raison de ses activités universitaires et journalistiques (son premier livre traitant notamment de la réécriture par le Parti communiste chinois de 1989). En effet, la promesse de deux systèmes, faite lors de la rétrocession de 1997, s’est amincie jusqu’à une peau de chagrin depuis l’adoption d’une loi de sécurité nationale en 2020. En permettant l’extradition de Hongkongais·es vers le continent et en créant de nouveaux types de crimes, la nouvelle loi assimile la dissidence politique au terrorisme. Ainsi, Hong Kong, malgré les manifestations, malgré le courage de sa population qui s’est soulevée, a perdu les dernières protections que le delta de la rivière des perles et son histoire lui avait jusqu’alors assurées.


L’Égypte, ou du moins celle des personnages d’El Aswany, a cru à une république et à la victoire de la jeunesse, des idées, de l’égalité, mais en vain. La courbe de l’espoir des personnages redescendra de plus en plus vite, au rythme des violences atroces commises contre le peuple. Ces scènes de violences, décrites par des voix multiples, mais auxquelles on s’attache, deviennent pratiquement cinématiques dans leur description. Une scène de chars d’assaut écrasant une manifestation de femmes et d’enfants n’est pas sans rappeler un autre massacre, sur un autre continent, en 1989. Le narrateur de l’épisode s’en sortira en courant vers le Nil - action qui deviendra le titre de la version française de l’ouvrage. Bien que magnifique, ce dernier ne réussit pas à refléter les rêves déchus d’un peuple comme le titre original en arabe: La république comme si.


Dans Indelible City, la violence s’interpose dans la psyché de Louisa Lim plutôt que dans de grandes manifestations. Elle étouffe en respirant du gaz lacrymogène, se demande si sa veste de presse représente encore une protection contre les matraques de la police, et ressentira un mélange de fierté et de peur lorsque son fils adolescent commencera à prendre part au mouvement. Quant à la réalisation que le Hong Kong qui l’a vue grandir, britannique puis chinois, mais toujours avec cet objectif de se libérer des empires et de se gouverner démocratiquement qui lui filait entre les doigts, elle impose une violence psychologique plus sournoise - celle de la perte de son identité. Le glas de cette identité propre à l’île sonnera définitivement avec le projet Great Bay Area, qui intégrera Hong Kong et Macao à un réseau de villes continentales, créant ainsi l’une des plus grandes économies du monde. Xi Jingping ne s’en cache plus - la promesse de démocratie à Hong Kong n’a jamais été qu’une mascarade, qui n’a même plus besoin d’être continuée pour les bienséants Occidentaux. Le témoignage de Louisa Lim et l’attitude des dirigeant·e·s au G20 lui donnent malheureusement raison.


En Égypte aussi, le gouvernement a fait le nécessaire pour que cela ne se reproduise plus. À l’avenir, les souricières, les gardes de sécurité et autres obstacles ajoutés à la place Tahrir empêcheront les dissident·e·s de fuir les matraques et les gaz lacrymogènes. À terme, ils empêcheront l’esprit révolutionnaire lui-même de s’enflammer, puisque les rassemblements populaires et spontanés seront tout simplement interdits.


Que ce soit en exploitant la distance confortable qu’offre la fiction avec les souffrances réelles, comme El Aswany, ou la précision du style journalistique, comme Louisa Lim, écrire les révolutions déchues est vital. Sans le témoignage et le souvenir des souffrances endurées, il est bien trop facile d'oublier que les Égyptien·ne·s rêvant de démocratie et de liberté ne pourront plus courir vers le Nil, que les Hongkongais·es attaché·e·s à leur culture n’écrivent plus leurs slogans sur les viaducs, les ponts et les immeubles. Après tout, comme l’a souligné El Aswany lui-même, on peut stopper une révolution temporairement, mais on ne peut freiner le changement de mentalité qui l’accompagne.

Sources citées : 

  1. Encyclopaedia Britannica, “Egypt Uprising of 2011”, 19 janvier 2022, https://www.britannica.com/event/Egypt-Uprising-of-2011

  2. Citons, notamment, la visite d’Olaf Scholz à Pékin visant à “apporonfondir la coopération commerciale” et l’ouverture de Mélanie Joly de travailler avec la Chine: CHEN, Laurie, “Revigoré, Xi est de retour sur la scène mondiale”, La Presse, 10 novembre 2020, https://www.lapresse.ca/international/asie-et-oceanie/2022-11-10/g20-a-bali/revigore-xi-jinping-est-de-retour-sur-la-scene-mondiale.php et ROBERTSON Dylan, “Mélanie Joly se dit prête à travailler avec la Chine, mais pas la Russie”, La Presse, le 12 novembre 2021, https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2022-11-12/sommets-internationaux/melanie-joly-se-dit-prete-a-travailler-avec-la-chine-mais-pas-avec-la-russie.php

  3. Agence France-Presse, “L’auteur de L’immeuble Yacoubian poursuivi pour insultes contre le pouvoir, La Presse, 19 mars 2019, https://www.lapresse.ca/arts/livres/201903/19/01-5218841-lauteur-de-limmeuble-yacoubian-poursuivi-pour-insultes-contre-le-pouvoir.php

  4. Id.


Lectures : 

  1. El Aswany, Alaa, J’ai couru vers le Nil, Arles, Actes Sud, 2021

  2. Lim, Louisa, Indelible city: Dispossession and defiance in Hong Kong,  New York, Riverhead Books, 2022

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