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À la défense des wokes

Auteur·e·s

Sophia G. Toutant

Publié le :

19 mars 2021

Woke. Aussitôt ce mot dit, de multiples images ou associations vous viennent en tête, et il peut soit vous faire hocher la tête d’approbation ou vous faire lever les yeux au ciel. Le mouvement woke, les wokes, ou la police woke. Au tout début, lorsque j’ai commencé à entendre ce mot, vers la fin de l’adolescence, j’y associais une connotation positive. J’y voyais là, avec un brin de naïveté et un trop-plein d’optimisme propre à une jeunesse qui n’a pas encore été touchée par le cynisme, un nouveau courant de pensée, un mouvement d’ouverture qui désignait un groupe d’individus ayant à cœur des valeurs de justice sociale et d’égalité. Ah, bien contente d’être dans une génération qui s’enorgueillit d’être éveillée et d’être sensible aux enjeux sociaux! Jamais je n’aurais pu imaginer la portée et la signification de ce mot aujourd’hui, la déclinaison de sa définition en quelque chose auquel on ne veut pas être associé·e, ou même qu’on l’utilise pour ridiculiser ou attaquer un individu en ce qui concerne son opinion.


Vous avez sûrement entendu parler de ces termes, que cela soit par la bouche de vos ami·e·s à l’UQAM, ou même à McGill tiens, ou en lisant les dernières manchettes des journaux, les chroniqueur·euse·s et beaux et belles parleur·euse·s de ce monde se donnant à cœur joie de décortiquer et d’analyser ô combien dangereux et néfastes sont les wokes. D’abord popularisé lors des manifestations de Black Lives Matter en 2014, à la suite du décès de Michael Brown, à Fergusson, au Missouri, ce terme signifiait « rester éveillé·e » ou rester aux aguets d’éventuelle brutalité policière (1). Puis, tranquillement, on a élargi ce terme pour que celui-ci exprime l’idée d’être éveillé·e aux injustices qui frappent les plus marginalisé·e·s de la société (2). Désormais, le qualificatif « woke » se retrouve associé, dans le jargon populaire, à des jeunes d’une gauche radicale, hyper sensible et menaçant à la fois la liberté d’expression, la liberté académique, et la liberté de penser, tant qu’à y être. De là à mettre en péril nos libertés civiles et notre démocratie, et même le droit d’être un homme blanc hétérosexuel, à en croire ses plus fervents critiques comme des Mathieu Bock-Côté (3) ou des Richard Martineau (4). Supposément adepte de cancel culture, en proie à « annuler » tout individu qui ne résonne pas comme elle ou qui l’offense, la personne woke est désormais perçue comme cherchant des problèmes à tout et pour tout, et étant une dangereuse ennemie qu’il faut contrôler le plus rapidement possible.


Peut-être parce que nous sommes présentement tous et toutes un peu sur le qui-vive. Tous et toutes confiné·e·s chez nous, impuissant·e·s depuis des mois; notre ordinateur et notre téléphone, les seules petites armes que nous possédons qui nous donnent l’illusion de pouvoir accomplir un quelconque changement. De la part des wokes, lassitude de l’impunité du statu quo de la société quant à certaines de ses problématiques. Un désir de ne plus tolérer des individus ou des propos racistes, insensibles, misogynes, homophobes, passés sous le radar. Résultat? Réactions automatiques, parfois abusives, et la recherche de quelqu’un à canceller; quelqu’un qui peut porter le fardeau de nos inquiétudes ou qui peut servir de bouc émissaire temporaire au sentiment d’injustice exacerbé par la pandémie. Des peurs et de l’émoi aussi chez les adeptes anti-wokes. Peur de ne plus pouvoir s’exprimer librement, de se faire contraindre, de ne plus pouvoir librement orienter ses pensées et de se les faire dicter. Mépris contre ce wokisme qui se pense meilleur que la moyenne, qui veut imposer ses idées ô combien supérieures et bien pensantes.

Rappelons que le but original des wokes est la justice sociale. L’objectif du mouvement woke, c’est de tenter de trouver une manière pour tous d’être égaux et égales, souvent grâce à des luttes et des revendications sociales.

Je suis consciente de cette peur, parfois légitime, de se voir retirer notre liberté d’expression ou bien la peur de se faire annuler pour une erreur de jugement ou encore de voir sa carrière détruite pour une bévue commise de bonne foi. Cependant, je trouve navrant et déplorable que l’on ridiculise ou que l’on abuse à tort et à travers ce terme et la portée de ce mouvement. Rappelons que le but original des wokes est la justice sociale. L’objectif du mouvement woke, c’est de tenter de trouver une manière pour tous d’être égaux et égales, souvent grâce à des luttes et des revendications sociales. Pensons au mouvement de décolonisation, à la lutte antiracisme, au féminisme, à la défense des droits de la communauté LGBTQIA2+ et bien plus. Consciente que chacun défendra toujours foncièrement ses propres intérêts, l’homme étant un loup pour l’homme, je trouve cela désolant que nous en venions à oublier les revendications originales et légitimes du wokisme et que nous détournions le message du mouvement par des déclinaisons ou en nous concentrant sur la minorité extrémiste du mouvement.


Je défends encore ce mouvement, malgré la mauvaise réputation qu’on lui a attribuée. Je suis pour l’idée que nous sommes rendu·e·s, heureusement, à un point dans notre société où l’idée que la justice sociale, bien que ses moyens d’exécution soient parfois loin d’être parfaits, soit un sujet phare auquel on ne peut échapper. Que l’on doive réfléchir avant de s’exprimer, et même si je semble l’expliquer de façon puérile, c’est là tout le but de mon intervention, car, surprise, nos actes et nos paroles ont de l’impact sur les autres et l’on doit penser à la portée de nos gestes avant d’agir. Cependant, comme dans toute lutte idéologique, les opposant·e·s au mouvement woke (dont certain·e·s d’ailleurs, j’imagine, me reprocheraient mon utilisation de l’écriture épicène) dépeignent mal les revendications des wokes. En effet, ses détracteur·trice·s déforment le message en le ridiculisant, voire en invalidant la portée du mouvement.


Pensons au débat sur la liberté académique au Québec. Selon les témoignages que j’ai lus, les étudiant·e·s wokes ou la police du wokeness semblent être LA nouvelle menace de la liberté académique. À mes yeux, dans le cadre d’un tel débat, la revendication des étudiant·e·s correspond à leur désir d’une simple prise de conscience collective selon laquelle nous n’avons pas tous et toutes les mêmes réalités ni le même privilège pour aborder certains sujets de la même façon. Il est donc intéressant que ce débat qui, initialement, questionnait la portée d’un sujet ainsi que l’impact qu’il suscitait chez certains individus issus de la minorité, dorénavant, ait débouté sur l’enjeu de la « liberté académique ». On ne s’intéresse plus à la réaction des étudiant·e·s, à la raison pour laquelle certain·e·s peuvent avoir une telle réaction face à des sujets. On s’égare vers les droits des professeur·e·s et leur « liberté », sujet tout aussi pertinent, mais qui fait en sorte qu’on détourne le mal et on en oublie l’origine même du débat. Ainsi surgissent des hypothèses et des pentes fatales à la « si l’on interdit tel mot, bientôt, c’est la liberté académique, la rigueur intellectuelle même qui s’en retrouvera menacée, et, si l’on ne prend garde, nous reviendrons à une époque comparable à celle de l’Index (5) ».


Ceci est un exemple flagrant du problème que je vois avec les critiques contre les wokes. Plutôt que de réellement s’attarder aux revendications et aux arguments de ces derniers, on saute immédiatement aux conclusions les plus extrêmes et on accuse la personne de nous enlever un droit. Comme l’avait dit Adib Alkhalidey dans une entrevue à Tout le monde en parle : « Comment ça se fait, que quand certain.es déclarent qu’en entendant le mot en N, ça leur fait mal, que ta première réaction soit "mais j’ai le droit de le dire" » (6). C’est ce qu’on reproche à certain·e·s: ne pas écouter le pourquoi du comment de ce sentiment, mais plutôt s’insurger et invoquer un droit qui permettrait de faire fi de la confession tout juste prononcée.


Même son de cloche du côté du mouvement féminisme. À force de trop déformer la signification de ce mot ou de s’être concentré·e uniquement sur l’avis de la minorité extrémiste que la majorité du mouvement ne partage pas, ce terme revêt désormais une connotation négative pour certain·e·s. Plusieurs ont peur de s’affirmer féministes et déclarent plutôt : « Je ne suis pas féministe, mais je suis pour l’égalité homme-femme ». La mention du féminisme et de ses enjeux, dans mon expérience, me contraint à passer un nombre incalculable de temps à rassurer des individus que ce mouvement ne hait pas les hommes et ne cherche pas à les surpasser ou à leur enlever des droits. Que non, tous les hommes ne sont pas de telle sorte, mais plutôt qu’une trop grande partie l’est, et que non, quand je dis « tous les hommes », je ne parle pas de toi spécifiquement, mais plutôt du système patriarcal et d’un problème engendré par la société et non par des individus. On finit par passer plus de temps à se braquer à la mention d’un tel mouvement, et penser à la façon dont il peut nous menacer, plutôt que d’écouter les revendications et les raisons pour lesquelles un tel mouvement existe à la base et comprendre la façon dont celui-ci s’articule.


Je remarque également une tendance chez les critiques du wokisme, étant généralement des individus qui sont en position de pouvoir, ou qui, bien souvent, ne se retrouvent même pas touché·e·s personnellement par les revendications des wokes. Des adeptes du mouvement woke, pour la plupart des jeunes, se faisant rabrouer de façon condescendante par des journalistes plus âgé·e·s et à la carrière bien établie. Il est bien plus facile d’invalider et d’attaquer des individus qui ne sont pas en position de pouvoir quant à leurs protestations en utilisant des attaques personnelles. De pousser du revers de la main un tas de revendications et le fait de s’interroger sur le bien-fondé d’une cause sous la simple excuse que ce ne sont que des revendications « de jeunes » trop sensibles. De prendre le côté des professeur·e·s et de leur lutte pour la liberté académique sous prétexte que désormais, les étudiant·e·s ne font que se plaindre et contribuent au mouvement de clientélisme maintenant ressenti dans les universités. De ne pas comprendre la véhémence et le désir de justice sociale de certain·e·s de ces wokes qui, oui, utilisent parfois des moyens douteux pour parvenir à leurs fins, surtout si l’on ne partage même pas leur réalité ou si on ne fera probablement jamais face aux divers enjeux invoqués par ces wokes, comme ceux concernant le racisme.


Hélas, comme dans tout mouvement, il est dommage qu’il y ait des extrémistes, qui contribuent à invalider la cause ou qui prennent des moyens inappropriés, ce qui diminue la légitimité du problème et amoindrit son sérieux. Mais ce n’est pas parce qu’il y a une minorité ou des individus donnant une mauvaise réputation à un mouvement, qu’il faut systématiquement l’invalider ou en ridiculiser la portée pour autant. Je continue à défendre les wokes de ce monde, en espérant que leurs revendications trouveront oreille pour les écouter, sans forcément invalider leurs combats pour une question d’appellation.

Sources citées :

  1. Aja ROMANO, “A history of ‘wokeness ’, 9 octobre à 10h00, Vox, [En ligne] https://www.vox.com/culture/21437879/stay-woke-wokeness-history-origin-evolution-controversy?fbclid=IwAR1VKNsijtenuNV9xOFGqOWGVpmhG6gwGJI0Sg07rgGalpHdsm-3uEwai2E.

  2. Laura-Julie PERRAULT, «Qui a peur des wokes», La Presse, 28 février 2021 à 5 h, [En ligne], https://www.lapresse.ca/debats/editoriaux/2021-02-28/qui-a-peur-des-woke.php.

  3. Mathieu BOCK-CÔTÉ, «François Legault contre la gauche woke», Journal de Montréal, 13 février 2021 à 18 h 25,  [En ligne], https://www.journaldemontreal.com/2021/02/13/francois-legault-contre-la-gauche-woke.

  4. Richard Martineau, «La révolution des petits bourgeois Wokes», Journal de Montréal, 2 mars 2021 à 5 h, [En ligne], https://www.journaldemontreal.com/2021/03/02/la-revolution-des-petits-bourgeois-wokes.

  5. Nathalie ELGRABLY-LÉVY, «Avec la culture woke, le retour à l’obscurantisme», Journal de Montréal, 12 mars 2021 à 5 h, [En ligne], https://www.journaldemontreal.com/2021/03/12/avec-la-culture-woke-le-retour-a-lobscurantisme.

  6. Carmen BOURQUE, «Quand Adib Alkhalidey parle avec son cœur», Radio-Canada, 17 novembre 2020, [En ligne], https://ici.radio-canada.ca/tele/blogue/1750229/adib-alkhalidey-musique-debat-racisme-communaute.

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