Le Pigeon dissident s’est entretenu avec Isabelle Duplessis, professeure à la Faculté depuis 2001. Spécialiste en droit international, elle enseigne actuellement le cours Droit international des droits des femmes et supervise un Séminaire de recherche. Cette professeure, qui se qualifie elle-même de « rat de bibliothèque » et qui reconnait l’apport significatif de certains individus tout au long de son parcours, a généreusement accepté de nous parler de son cheminement professionnel, des choses qui l’indignent et de ses intérêts culturels. Portrait d’une intellectuelle passionnée.
Mon plus grand souhait est de voir les femmes acquérir une souveraineté universelle, où qu’elles se trouvent sur cette planète ; qu’on accorde à toutes les femmes le droit absolu de disposer de leur corps et de leur esprit ;
Pourquoi avez-vous décidé de faire des études en droit ?
Au départ, j’avais la volonté d’étudier en littérature. Depuis toujours, j’aime la lecture et les livres m’attirent. Personne ne lisait dans ma famille. La littérature est un monde que j’ai créé, qui n’appartenait qu’à moi. Or, ma mère m’a laissé entendre qu’il fallait que je sois indépendante financièrement et que ça n’allait pas m’arriver avec la littérature. Au Cégep, je n’ai pas fait mes sciences naturelles, donc je n’avais pas beaucoup de marge de manœuvre. J’ai appliqué en droit et c’est comme ça que je suis entrée à la Faculté de l’Université de Montréal.
Comment décririez-vous votre expérience au baccalauréat ?
Je suis entrée au baccalauréat en n’ayant aucune notion juridique. J’avais une image très stéréotypée du droit, axée sur l’idéal de justice. Les premières semaines de mon bac m’ont amené un grand sentiment d’incrédulité. Je me disais « Mais qu’est-ce que c’est que ça ?! Ça ne répond pas à mes besoins ». J’ai rapidement vu que je préférais le droit public au droit civil. C’est quelque chose que je regrette un peu avec le recul. En deuxième année, j’ai trouvé mon champ d’intérêt avec les cours de droit international. J’ai commencé à tout miser là-dessus. J’avais une grande ambition de sauver le monde, j’étais une grande idéaliste. Je me disais que ce désir qui m’habite allait s’épanouir au sein des organisations internationales. Je n’ai jamais été intéressée par la course aux stages. Je savais que je n’allais pas être heureuse dans ce milieu-là. J’avais quelques amis à la Faculté, mais ma vie sociale était à l'extérieur. J’avais le profil « rat de bibliothèque ». Je passais mes journées à lire et à travailler. C’était une solitude choisie, qui me convenait.
Comment s’est déroulée la suite de votre parcours ? Comment avez-vous intégré les cycles supérieurs ?
J’ai commencé le Barreau et je n’ai pas vraiment aimé ça. Le Barreau est une méthode. Une fois que l’on comprend la méthode, ce n’est pas très stimulant, c’est plus un passage obligé. J’ai donc expédié mes examens et, comme j’avais quelques années devant moi pour compléter mon stage, j’ai choisi de faire une maîtrise entre-temps. Mon directeur était Francis Rigaldies, un professeur de la Faculté spécialisé en droit international. Il m’a beaucoup aidée à me sentir acceptée dans le milieu du droit. Il m’a accueillie et m’a encouragée à poursuivre un chemin atypique, plus axé sur la recherche en droit. J’ai fait ma maîtrise sur le patrimoine commun de l’humanité, sur les grands fonds marins. Quand j’ai complété mon mémoire, il me restait encore trois ans et demi pour faire mon stage du Barreau. J’ai décidé de faire mon doctorat immédiatement, avec le même professeur. Ma thèse portait sur le concept de souveraineté au plan international. Mon professeur m’a constamment encouragée à aller en profondeur dans la théorie. Je me suis penchée sur les fondements historiques, politiques et philosophiques du concept de souveraineté et de la façon dont tout cela s’est déployé avec la modernité. J’ai fait tout mon parcours universitaire à l’Université de Montréal et j’ai été dirigée par le même professeur à la maîtrise et au doctorat. Aujourd’hui, on ne conseillerait pas aux étudiant·es interéssé·es par les cycles supérieurs de faire ça. Sur le coup, je ne me posais pas ces questions-là. J’ai fait ce qui me paraissait le plus cohérent pour moi.
Après votre doctorat, quelles expériences vous ont permis d’intégrer progressivement les organisations internationales ?
J’ai étiré au maximum le délai pour faire mon stage du Barreau. J’ai même dû plaider ma cause à l’administration pour qu’elle me laisse un peu plus de temps. Avec le parcours que j’avais, aucune firme d’avocats ne voulait m’engager. J’étais un peu déprimée, découragée de ne jamais me trouver un stage. C’est un peu dans un hasard de circonstances, pendant une discussion avec le professeur Rigaldies que j’ai rencontré Andrée Lajoie, une avocate au Centre de recherche en droit public (CRDP) à l’UdeM, qui m’a invitée à faire un stage en recherche à ses côtés. Ce n’était pas un des stages les mieux rémunérés, mais tout de même, ça allait me permettre d’avoir mon Barreau. J’ai travaillé sur la question des peuples autochtones, plus précisément sur les motifs qui les ont poussés à internationaliser leur cause. Dans le cadre de mes recherches, j’ai été envoyée aux Nations Unies pour une mission d’observation. J'ai assisté aux travaux et là j’ai été fascinée par ce qui s’y passait. Cette expérience-là a été vraiment formatrice et m’a donné envie de poursuivre au sein des organes internationaux.
Qu’est-ce qui vous a amené éventuellement à travailler pour l’Organisation internationale du travail (OIT) ?
Il est difficile d’entrer au sein des Nations Unies. J’ai surveillé les offres et j’ai vu à un certain point que le journal du Barreau offrait un stage à de jeunes avocats à l’Organisation internationale du travail (OIT) à Genève. Le stage n’était pas bien rémunéré, mais j’étais prête à prendre l’opportunité. Je ne connaissais rien de l’OIT à ce moment-là.
Comment s’est déroulé votre stage ?
J’ai constaté plein de choses. J’ai côtoyé des personnes remplies de bonne volonté, mais aussi des individus avec des égos surdimensionnés, des gens qui procrastinent, des gens qui étaient parvenus à occuper des postes à l’OIT par leurs privilèges. J’ai aussi réalisé que les organisations internationales étaient confrontées à des difficultés économiques. J’ai donc été confrontée à mon ambition de sauver le monde à travers les Nations Unies. Je dois dire cependant que l’OIT résonnait particulièrement avec mes convictions, en raison de sa structure tripartite, rassemblant des représentants gouvernementaux, des travailleurs et des employeurs. Cela dit, j’ai trouvé difficile, moi qui étais habituée à travailler fort, mais par moi-même, d’être surveillée dans mon travail. J’avais aussi de la difficulté à me retrouver à l’étranger, sans être en voyage. À Genève, le coût de la vie est cher, je ne faisais donc pas grand chose. Je faisais de longues marches et j’allais dans une librairie. Je trouvais ça beau, mais je me sentais très seule.
Qu’est-ce qui vous a permis, après votre stage, de continuer à travailler pour l’OIT?
J’ai commencé à faire des contrats en collaboration externe avec l’OIT. Mon chef, Bernard Gernigon, était extraordinaire. C’est grâce à sa confiance que j’ai pu tranquillement me faire une place et gravir les échelons à l’OIT. J’ai d’abord rédigé des publications pour le Comité de liberté syndicale de l’OIT et j’ai éventuellement été engagée comme fonctionnaire internationale à Turin, en Italie.
Comment décririez-vous l’expérience de fonctionnaire internationale ?
Dans le cadre de mes fonctions, j’ai été amenée à donner de la formation auprès de travailleurs de partout dans le monde. Par exemple, j’ai été envoyée à Lisbonne pour donner une formation à des travailleurs de la Guinée Bissau, qui étaient envoyés au Portugal avec le soutien financier de l’OIT. J’ai découvert à ce moment-là un intérêt et une force pour l’enseignement. Cette période a donc été très riche sur le plan professionnel. J’avais ma place à l’OIT et je percevais des opportunités de progression dans ma carrière.
Cependant, j’ai vite réalisé que ce travail à l’OIT ne pouvait être ma vie. La fréquence des voyages en avion et le temps passé dans les aéroports à travailler ne me convenaient pas. J’éprouvais des difficultés à me retrouver pleinement dans les valeurs et le message promus par l'OIT. J’ai vécu un grand moment de solitude au cours de mes années à l’international. On pourrait argumenter que j’ai été solitaire toute ma vie, mais cette fois-ci, ce n’était pas une solitude que j’avais choisie. Je me suis donc interrogée sur la manière dont je pouvais réorienter ma carrière. Je me suis demandé où je pourrais gagner ma vie en mettant l’accent sur la lecture et l'écriture. Cela m'a naturellement conduite vers l'université. J’ai postulé à plusieurs endroits au Québec et j’ai été engagée à l’UdeM comme internationaliste en 2001.
Comment avez-vous développé une expertise sur la question des droits des femmes ?
Après quelques années en tant qu’enseignante, où mon rôle d’internationaliste commençait à m’ennuyer, un mentor philosophe m’a demandé de participer à un colloque et de faire une présentation sur la question de la compatibilité de la Charia avec les droits des femmes tels que développés par le système des Nations Unies. Ce n’était pas du tout ma spécialité, mais par respect, j’ai accepté. Or, cette recherche a été une révélation. Elle m’a ouvert les yeux sur l’invisibilité de la moitié de la population mondiale. Ce déclic a transformé ma perception du monde à jamais et m’a amenée sur une route passionnée entre droit international et luttes féministes. Ça a marqué la fin de mon ennui en tant que prof de droit international. Depuis, je mets mes habiletés en lecture et en communication au profit de la lutte pour les droits des femmes, de toutes les femmes.
Votre cours Droit international des droits des femmes adopte une approche multidisciplinaire, entremêlant des éléments d’histoire, de théorie féministe et de droit international. Comment parvenez-vous à intégrer toutes ces disciplines en un ensemble cohérent ? Comment construisez-vous vos cours ?
Je considère que ma force est la lecture. En tant que professeure, je me qualifie comme une intellectuelle. Je considère que tout ce que je lis, je dois le transmettre. Mes cours sont basés sur les lectures que je fais. Leur caractère multidisciplinaire découle naturellement de la diversité des textes que j’étudie, offrant ainsi une perspective large sur le droit international des droits des femmes. Je mets énormément de travail dans l’élaboration de chacun de mes cours. Et mes cours sont toujours nouveaux. Le cours auquel vous assistez cette session n’est pas le même que celui que j’ai donné l’an dernier et que donnerai l’an prochain. Cela demande un effort continu de mise à jour et de recherche.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la jeune femme que vous étiez, ambitieuse et idéaliste ? Vous ne cachez pas la déprime et la colère qui vous habitent face à l’état de notre monde ? Parvenez-vous encore à donner un sens à votre métier et à vos convictions ?
La lecture et ma quête de justice ont forgé la personne que je suis aujourd’hui. Je crois en la capacité de s’améliorer en permanence par l’apprentissage continu. Il est vrai que je trouve parfois difficile de donner un sens à ce que je fais. L’enseignement ne nous permet pas de constater directement notre contribution au monde. De plus, les membres les plus vocaux au sein de la communauté étudiante sont souvent ceux qui expriment leur mécontentement, ce qui peut créer un doute sur notre capacité à changer la vie des étudiant·es. Malgré tout, ma nature résolument combative demeure inchangée. J’avais beaucoup d’espoir. J’en ai peut-être moins, mais je continue à mener un combat à mon échelle. Et si je suis encore en colère, c’est qu’il y a des choses que je n’ai pas abandonnées.
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes étudiant·e·s de la Faculté ?
Je pense qu’on peut changer le monde à petite échelle. On a le pouvoir de transformer son environnement immédiat. Il faut continuer à reconnaître la valeur de chaque être humain et interagir avec les autres. Aujourd’hui, tout le monde est sur sa machine… on doit rester connecté à sa communauté et aux personnes qui la constituent … et cultiver son originalité en tant qu’individu.
Questionnaire « culture et indignation » :
Quelle est votre routine littéraire ? Comment vous informez-vous ?
Je me lève très tôt. Je prends environ deux heures chaque matin pour lire l’actualité. Je lis beaucoup de journaux de différents pays. Je m’intéresse particulièrement au droit international, à l’actualité concernant les droits des femmes. Après, j’attaque la lecture d’essais et de revues scientifiques. Je fais de la recherche académique pour le reste de la journée. Le soir, c’est mon moment de plaisir, je lis des romans.
Un grand reportage journalistique de la dernière année : Russie, mon pays bien-aimé d’Elena Kostioutchenko. Cette journaliste russe documente la manière dont le pays efface méthodiquement les personnes marginalisées, telles que les homosexuels, les handicapés et les journalistes.
Un livre qui vous a bouleversé lorsque vous étiez jeune : Crime et châtiment de Dostoïevski.
Une autrice dont vous liriez tout de son œuvre : Margaret Atwood.
Des témoignages littéraires de victimes de violence à caractère sexuel qui vous ont particulièrement touchés : Le Consentement de Vanessa Springora et Triste tigre de Neige Sinno. J’ai assisté à une conférence donnée par Neige Sinno à la librairie Gallimard l’automne dernier. J’ai eu l’impression d’être en présence d’une personne d’exception.
Un·e artiste que vous admirez : Les Pussy Riots, un groupe de punk rockféministe russe, originaire de Moscou qui organise depuis plus d’une décennie des performances artistiques non autorisées pour promouvoir les droits des femmes en Russie et s’opposer au régime politique en place.
Un·e philosophe dont la pensée vous habite : Le duo Simone de Beauvoir/Jean-Paul Sartre. Chacun à leur manière m’a nourrie par ses idées. J’aime autant les essais que les récits autobiographiques de Simone de Beauvoir. J’aime son aspect incarné en tant que femme. J’ai beaucoup aimé lire sa correspondance avec son amant américain Nelson Algren.
Un long-métrage que vous recommandez : J’en ai deux. Anatomie d’une chute de Justine Triet. C’est grand. Et Saint-Omer d’Alice Diop. Un film moins connu, mais qui met en scène avec beaucoup de retenue et d’intelligence le procès d’une femme accusée du meurtre de sa fille à travers le regard d'une autrice qui poursuit un projet littéraire. Je suis impatiente d’aller voir Dune II également.
Que changeriez-vous dans le monde en priorité ?
Je suis très préoccupée par le développement de l’intelligence artificielle (IA) qui exclut les femmes. Quelques hommes réunis dans la Silicon Valley sont en train de créer un système qui va transformer nos façons de fonctionner en société et d’entrer en relation les uns avec les autres. Je déplore le fait que les femmes soient absentes de cette révolution technologique.
La crise environnementale me préoccupe beaucoup également. Ça ne va pas du tout et il n’y a rien qui est fait substantiellement pour freiner le réchauffement climatique. Je trouve ça profondément inquiétant.
Qui voit-on ou entend-on trop souvent dans les médias ? Tous les hommes. Comme je le répète constamment en classe : Ask the woman question… Lorsque l’on se demande où sont les femmes dans la plupart des sphères de la société, on se rend compte qu’elles sont absentes ou occupent une toute petite place. On vit dans un monde de guerre gouverné par les hommes. Je trouve ça hallucinant. On entend trop la perspective des hommes.
Quel est votre plus grand souhait par rapport au combat des droits des femmes ?
Mon plus grand souhait est de voir les femmes acquérir une souveraineté universelle, où qu’elles se trouvent sur cette planète ; qu’on accorde à toutes les femmes le droit absolu de disposer de leur corps et de leur esprit ; qu’on reconnaisse la juste place qu’elles méritent dans la société ; et qu’on leur donne plus de pouvoir, non pas parce qu’elles sont parfaites, mais parce qu’elles constituent la moitié de l’humanité et qu’elles ont des besoins et des aspirations légitimes qui méritent d'être entendus et respectés.